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De l’émotion à la parole

 

Je suis régulièrement interpellé de voir, dans la société en général mais aussi dans le monde des professionnels de la santé, combien les sentiments qui sont exprimés ne sont souvent pas de véritables sentiments. Même certains professionnels parmi les plus pointus et compétents font parfois des erreurs sémantiques.

 

C’est la généralisation de l’expression « Je me sens ... » qui nous a poussé à l’utiliser à tort. En voici quelques exemples :

 

Utiliser un jugement à la place d’un sentiment :

« Je me sens nul » : Cette phrase exprime en fait ce que je pense de moi, comment je me juge. Cela va immédiatement diminuer mon estime de moi.  Quand je dis : « je me sens nul », je me sens en réalité triste et découragé. 

« Je me sens génial » : Un jugement positif risque de nous rendre arrogant et d’exercer subtilement une pression, potentiellement sources de futures souffrances (je devrai toujours être génial…). Quand je dis ça, je me sens en fait heureux et enthousiaste.  

Le jugement va donc me maintenir dans mon intellect, dans mes croyances sur moi-même ou sur les autres, alors qu’un sentiment va me permettre de me connecter à mon corps, à la richesse de mes ressentis. 

Les sentiments se vivent dans l’instant présent et changent à chaque instant. Par exemple, dire « Je me sens incompétent » (un jugement) m’empêche de ressentir ce qui se passe en moi, que « je me sens angoissé » par exemple.

Notez que quand on utilise un jugement sur quelqu’un d’autre, il y a généralement aussi un sentiment caché dessous. Par exemple : « Il est tellement bête » peut cacher le sentiment « Je me sens gêné par ce qu’il a dit »

L’aspect positif du jugement est de me protéger de l’intensité de mes sentiments. Son aspect négatif est de mettre à distance mes sentiments, me rendant ainsi moins vivant et moins présent. D’une certaine façon, le jugement risque de déshumaniser ma relation à moi-même et aux autres.

 

Prendre un besoin pour un sentiment : 

« Quand tu me réponds de cette façon, je ne me sens pas entendu ! »

Dans cette phrase, « être entendu » représente plutôt mon besoin, mon attente dans la relation. Le problème, c’est que lorsqu’il est formulé par la négative (« je ne me sens pas… »), il apparaît plutôt comme un reproche et ne donne pas tellement envie à l’autre de satisfaire mon besoin.

Je pourrais donc plutôt dire : « Quand tu me réponds de cette façon, je me sens frustré et en colère (= sentiments authentiques), parce que j’aimerais vraiment être entendu et pris en compte (= besoins, formulés positivement) ». Pour être sûr d’avoir été bien entendu, je pourrais encore lui demander : Tu pourrais me dire, avec tes mots, ce que tu as compris ? »

Enfin, confondre un sentiment avec une pensée, une analyse ou une interprétation :

« Quand tu ne réponds pas à mes appels et que tu rentres à minuit, je me sens abandonné ».

Mais est-ce que se sentir « abandonné » est un sentiment ? 

Eh bien non ! C’est une interprétation des actions de l’autre, une analyse de la situation (donc une pensée), mêlée à des sentiments très désagréables comme la tristesse, la peur, la colère, etc.  Mais à nouveau, on ne prend pas conscience des véritables sentiments qui nous habitent. 

De plus, en faisant cela, je risque de me placer comme victime, de voir l’autre comme un bourreau (« elle m’a abandonné, cette ****! ») et ainsi nourrir ma colère et mes jugements plutôt que me mettre en lien précisément avec la diversité de mes ressentis. 

Un sentiment authentique m’appartient intégralement, il n’implique pas une autre personne. Il se voit sur mon visage, il peut être mimé. Essayez pour voir, de mimer l’abandon avec votre posture et votre visage…

On pourrait donc dire : Je me sens triste et inquiet quand je ne reçois pas d’appel de ta part (et j’ai besoin de respect et d’attention dans notre relation).

 

Mais ne vous inquiétez pas si vous n’y arrivez pas, je suis formateur en Communication Non-Violente depuis plus de quinze ans et je continue à me tromper moi aussi ! C’est juste un signe que collectivement, nous n’avons pas réalisé l’importance et les bénéfices d’utiliser des termes précis pour exprimer les sensations qui nous traversent… 

 

 

N.B. Je précise qu’une émotion fait partie de ces expressions fondamentales qu’on retrouve chez les humains mais aussi chez une partie des mammifères (telles que : la colère, la peur, le dégoût, la tristesse, la joie). Le sentiment représente plutôt une émotion qui a été reconnue et analysée, tout en restant vivante dans notre expérience. La colère est donc une émotion, alors que l’agacement est un sentiment. Par simplification, j’ai utilisé le terme « sentiment » pour les émotions et les sentiments indifféremment.

Article écrit le 17 décembre 2022

Yann Chappuis

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